Les difficiles arbitrages de l’UE et des États membres

par Jean-Pierre Schaeken Willemaers

Les démonstrations de contestation, d’insatisfaction, de frustration et de défiance vis-à-vis des autorités publiques se multiplient dans quasi tous les États membres de l’Union européenne. Partagés entre leur souci de maintenir l’ordre et celui de préserver la liberté d’expression dans la rue comme dans les médias, les politiques tergiversent et finissent par prendre des décisions qui ne font qu’augmenter la confusion. L’instabilité s’installe.

Le tassement du dynamisme économique européen se confirme. Selon le FMI, la croissance mondiale est de 3,2% en 2024 et de 3,1% en 2025. En comparaison, la zone euro est à la traîne, avec une croissance attendue de 0,8% en 2024 qui passerait à 1,5% en 2025.  L’économie américaine fait nettement mieux que cette dernière avec une croissance de 2,7 % en 2024 et 1,9 % en 2025. Le consommateur américain reste le moteur de cette croissance avec un taux d’emplois élevé même s’il montre des signes d’affaiblissement.[1]

La désindustrialisation et la carence de grandes entreprises innovantes européennes sont inquiétantes. En particulier, l’industrie numérique représente peu de chose face aux géants mondiaux tels les GAFAM, par manque de soutien public tandis que les États-Unis  et la Chine les ont massivement subventionnés. Et cerise sur le gâteau, alors qu’une reprise économique et une réindustrialisation, notamment dans le secteur des technologies nouvelles,  requièrent une énergie abondante (selon l’AIE, le numérique consommerait à lui seul 10 à 15% de la consommation électrique mondiale), bon marché et disponible à tout moment, l’UE et nombre d’États membres ont mis en place un système électrique incapable d’y faire face dans le futur. Ils ouvrent ainsi une voie royale à leurs grands concurrents, leur permettant d’accroître considérablement leur part du marché mondial.

En effet, aucun grand pays dans le monde (États-Unis, Chine, Inde, Brésil, Russie, etc.) ne se prive de recourir aux centrales thermiques au gaz, voire au charbon ainsi qu’à l’énergie nucléaire pour disposer des énormes quantités d’énergie nécessaires à  leur développement et à leur croissance.

La Chine vise la suprématie mondiale, l’Inde et le Brésil à combler leur retard économique et la Russie la survie.

Le discours écologiste est inaudible pour ces pays, la prospérité pour les uns et la survie pour les autres, étant leur priorité.

Les réserves prouvées de gaz augmentent régulièrement. Leur  durée de vie  en l’état actuel des découvertes et des consommations est de bien plus de 50 ans[2], ce qui nous  amène largement au-delà de 2070. La  recherche de nouveaux gisements sont en cours y compris dans des régions inexplorées jusqu’à  présent. La découverte de nouveaux gisements importants n’est pas à exclure, d’autant plus que de nouvelles technologies performantes sont disponibles.

En outre, l’innovation technologique permet d’exploiter des réserves plus difficiles d’accès. En 2022, ce sont les États-Unis qui grâce à l’exploitation  de gisements non conventionnels (gaz de roche mère) sont devenus le principal producteur de gaz au monde, et de loin, suivi par la Russie et l’Iran.

Les ressources mondiales de gaz de roche mère représenteraient  à elles seules davantage que le volume des réserves de gaz conventionnel selon l’AIE (l’agence internationale de l’énergie américaine)[3].

Ces constatations n’indiquent-elles pas qu’il n’y a pas lieu de se précipiter de fixer le mix énergétique du futur? Une décision dans l’urgence nous priverait de bénéficier de l’évolution accélérée des nouvelles technologies et, d’autre part, serait inappropriée vu les changements géopolitiques profonds  en cours.

En particulier, les  pays émergents, sont bien décidés de poursuivre leurs efforts de croissance et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas  de soucis à se faire pour atteindre leurs objectifs avant l’épuisement des ressources d’énergie thermique.

En revanche, l’Europe se voit confrontée à un arbitrage cornélien : ou adapter leurs objectifs énergétiques et se donner une chance de redevenir une grande puissance ou accepter un lent déclin.

En outre, plusieurs  États membres, et non des moindres, peinent à réduire leur déficit budgétaire, le déficit de leur commerce extérieur s’accroît, les dépenses publiques augmentent,  la durée de vie active (elle se situe à 32 ans en Roumanie, en Italie et en Grèce, en France,  elle est dans la moyenne européenne estimée à 36 ans)[4] pose problème, la démographie européenne s’effondre, les classes moyennes (dont l’importante contribution à la prospérité d’un pays n’est plus à démontrer) sont fragilisées.

À nouveau, il y a lieu, de la part des dirigeants politiques, d’arbitrer entre une gestion pragmatique et rigoureuse, d’une part,  et des intérêts  personnels, voire des considérations électorales ou idéologiques, préjudiciables au bien commun.

Pour couronner le tout, nous sommes bombardés  d’attaques hybrides  de désinformations  fomentées par la Chine et la Russie visant  à nuire à l’UE et à ses États membres, à saper la confiance de l’opinion publique dans les institutions gouvernementales, à empêcher le débat démocratique (en 2023, seulement 7,8% de la population mondiale réside dans une démocratie complète[5])  à attaquer nos valeurs fondamentales et à exacerber la polarisation sociale.

Nos pays, soucieux d’assurer une information pluraliste, sont particulièrement vulnérables à ce type d’ingérences étrangères. À nouveau, un dilemme à trancher.

C’est dans ce contexte que l’UE continue d’envisager  un élargissement de plus. Est-il bien raisonnable de s’ouvrir à plusieurs nouveaux pays, qui d’ailleurs ne sont pas tous européens, alors qu’elle peine à créer la cohésion entre les 27 États membres ? Non seulement les deux principaux d’entre eux, la France et l’Allemagne, cumulent des désaccords, mais l’UE est divisée, d’une part, entre les pays  nordiques prospères grâce, entre autres, à une politique énergétique adéquate  et le reste de l’Europe plus à la peine et, de l’autre, entre l’Ouest et l’Est européens.

S’il n’est pas évident d’harmoniser les rapports entre des pays membres de l’Union que faut-il penser des difficultés majeures que présente, par exemple, l’intégration de l’Ukraine (figurant sur la liste des candidats suggérés) d’un point de vue culturel et surtout financier. Comment, en effet, l’UE pourrait-elle largement contribuer au financement de la reconstruction d’un pays en ruine  alors que nombre d’États membres sont déjà surendettés et que l’Allemagne n’est pas disposée à compenser les carences des autres pays de l’Union ?

Ne serait-il pas plus urgent de se préoccuper davantage des menaces que représentent la Russie et la Chine, deux pays qui s’emploient à détruire les démocraties, à faire imploser l’OTAN et à tenter d’imposer leurs propres devises comme monnaie de transaction internationale pour détrôner le dollar ?

Toutefois, lorsqu’il s’agit de la Chine (puissance nucléaire, à démographie très élevée), il est moins question de droits de l’homme que de relations commerciales, notamment pour les trois plus grands pays de l’Union. Quoiqu’en dit la France, pour tous les trois c’est du « business as usual », mais déséquilibré, nettement plus en faveur de la Chine.

Même si la puissante Amérique est notre allié traditionnel, il ne faut pas oublier qu’elle a toujours privilégié la défense de ses intérêts qui peuvent entrer en conflit avec ceux de l’UE. La relation entre les USA et la Chine en est une belle illustration. S’il y a entre eux une opposition politique évidente et une concurrence technologique féroce, les Américains ne peuvent négliger des échanges commerciaux  de l’ordre de 700 milliards de dollars sur un an en 2022[6] et de 664 milliarde $ en 2023[7].

Certes la Chine et les États-Unis s’affrontent, mais ils ont choisi l’Europe comme territoire de combat. Pour ces derniers, l’Europe est une bonne affaire : les EU lui vend son gaz naturel   depuis l’embargo sur le gaz russe et, grâce à L’International Reduction Act (IRA), l’Europe se réindustrialise non pas chez elle, mais chez eux !

Le monde est de plus en plus apolaire. Les accords ne se signent pas principalement entre alliés, mais selon l’intérêt des parties[8].


[1] La reprise de l’économie mondiale est stable mais lente et varie selon les régions, Fonds Monétaire International,Perspectives de l’économie mondiale, 2024.

[2] Réserves, production et consommation de gaz dans le monde, Connaissance des énergies, 27 juin 2024.

[3] Ibidem.

[4] Combien d’années travaillent les Européens ? Tristan Gaudiart, Statista, 26 avril 2023.

[5] Les démocraties n’ont jamais été aussi menacées dans le monde, Hayet Gazzani, Les Echos, 15 février 2024.

[6] Commerce : la Chine et les États-Unis tentent d’atténuer les tensions bilatérales, BFM business, 28 août 2023.

[7] Commerce extérieur : en 2023, le Chine a renforcé ses liens avec la Russie et pris ses distances avec les États-Unis, Les Echos, 12 janvier 2024.

[8] Par exemple, l’Arabie Saoudite, proche des EU, achète ses armes chez ces deniers, discute des prix du pétrole avec la Russie et passe de gros contrats avec la Chine.

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