Yvonne Battiau-Queney
Professeur émérite de l’Université de Lille
CNRS- UMR 8187- Laboratoire d’Océanologie et Géosciences
Il est courant de lire et d’entendre que la hausse du niveau de la mer, l’une des conséquences les plus manifestes du réchauffement climatique, va accélérer l’érosion de nos côtes, menacer de submersion marine de vastes zones littorales urbanisées et faire disparaître nombre d’îles basses habitées. Ces craintes sont-elles justifiées? Comme un consensus ne vaut pas vérité scientifique, on va essayer de démêler le vrai du faux en partant de l’état des connaissances scientifiques sur la hausse du niveau de la mer et analyser ses effets possibles sur les processus d’érosion des côtes.
1/ Que sait-on de la hausse du niveau de la mer ?
1.1. État des connaissances sur les variations passées et présentes du niveau de la mer à l’échelle mondiale
Une bonne synthèse récente sur les causes et l’ampleur de la hausse du niveau de la mer se trouve dans Cazenave et Le Cozannet (2014). On y trouvera une très abondante bibliographie antérieure à 2013. Les méthodes utilisées par les scientifiques pour évaluer la tendance moyenne de l’élévation du niveau de la mer dépendent de la période considérée. A l’échelle du Pléistocène (1 800 000 ans) et de l’Holocène (10 000 ans) on dispose d’archives sédimentologiques (repérage d’anciennes plages « soulevées », analyse de niveaux tourbeux recouverts de sédiments marins, stratigraphie et datation de récifs coralliens …) et de données archéologiques, particulièrement riches sur les côtes méditerranéennes. On sait qu’à plusieurs reprises, pendant les phases interglaciaires du Pléistocène, le niveau de la mer a été supérieur à l’actuel de 5 à 10 m au moins (Planton et al., 2015). À partir du milieu du 19ème siècle, on utilise les données souvent précises des marégraphes installés principalement dans les ports de l’hémisphère nord. Elles fournissent les altitudes relatives du niveau de la mer par rapport aux terres émergées. Depuis 1993, les données satellitaires fournissent des altitudes absolues du niveau de la mer par rapport à l’ellipsoïde terrestre de référence et permettent d’avoir une vision beaucoup plus globale des variations du niveau des océans à toutes les latitudes et longitudes.
Les estimations les plus récentes de l’élévation moyenne du niveau de la mer dépendent des méthodes utilisées. Les données des marégraphes indiquent une élévation de 1,6-1,8 mm/an au cours du 20ème siècle (Jevrejeva et al., 2006; Wöppelmann et al., 2008, 2014). Pour Church et White (2011), l’élévation moyenne fournie par la base de données des marégraphes pour la période 1900-2011 est estimée à 1,65 ± 0,2 mm/an. Les données satellitaires entre 1993 et 2012 indiquent une élévation moyenne de 3,2 ± 0 1 mm/an seulement interrompue par les phénomènes d’ENSO (El Niño- South Oscillation) en 1997-1998 et 2011 (Church et White, 2011). C’est une valeur double de celles obtenues par les marégraphes au cours du siècle passé, qui semble refléter une brusque accélération de l’élévation du niveau de la mer dans les deux dernières décades.
Ces chiffres n’ont cependant rien d’exceptionnel à l’échelle géologique. Lors du dernier maximum glaciaire, il y a 20 000 ans, le niveau marin global se situait à 120-130 m sous le niveau actuel. Avec le réchauffement post-glaciaire, la mer est remontée plus ou moins régulièrement de 12 mm/an en moyenne (e.g., Bard et al., 2010; Lambeck et al., 2010) mais avec de courtes phases d’exhaussement très rapide : 40 mm/an il y a 14 000 ans (Bard et al., 2010; Deschamps et al., 2012), à une époque où l’influence anthropique était évidemment exclue. Depuis 6 000 à 5 000 ans, le niveau de la mer s’est stabilisé, avec une élévation inférieure à 0,5 mm/an jusqu’au 19ème siècle (Lambeck et al., 2004; Lambeck et al. 2010; Kemp et al., 2011; Miller et al., 2009, 2013; Planton et al., 2015; CEREMA, 2017).
Il est intéressant de noter que les relevés des marégraphes indiquent une accélération de la hausse du niveau de la mer depuis la fin du 19ème siècle, donc dès avant la Révolution industrielle.
1.2. Comment prévoir l’élévation du niveau de la mer à l’échéance d’un siècle ?
Partant du constat de l’élévation actuelle du niveau de la mer, il est évidemment important de savoir si le phénomène va se poursuivre et à quel rythme. Les prévisions de l’élévation moyenne du niveau de la mer à l’échéance du siècle à venir reposent sur des modélisations construites à partir des données actuelles et passées et simulant différents scénarios de réchauffement planétaire. Les marges d’erreur ont donc une double origine : d’une part les lacunes et la plus ou moins grande fiabilité des données existantes (Llovel et al., 2010; Llovel et al., 2011; Llovel, 2017) et d’autre part l’incertitude quand au réchauffement attendu. On pourra se reporter au dernier rapport spécial du GIEC sur « les effets d’un réchauffement climatique de 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels« . On y lit que les projections modélisées de l’élévation moyenne du niveau de la mer (par rapport à 1986-2005) suggèrent une fourchette indicative de 0,26 à 0,77 m d’ici 2100 pour 1,5 °C de réchauffement planétaire, 0,1 m en moyenne (0,04 à 0,16 m) de moins qu’en cas d’un réchauffement planétaire de 2°C (degré de confiance moyen) » (IPCC, 2018). Cela correspond à une élévation moyenne estimée entre 3,25 mm et 9,6 mm/an d’ici 2100.
On voit que les auteurs du rapport sont partis des données satellitaires (et non des marégraphes) et ont retenu l’hypothèse d’une accélération de la hausse du niveau de la mer. Mais ils admettent aussi que le degré de confiance est « moyen ». Néanmoins, même en cas de hausse de 9,6 mm/an, on est très en dessous de ce qui s’est passé lors du réchauffement post-glaciaire entre 20 000 et 9 000 ans (Cooper, 2017; Llovel, 2017)
On se reportera à Cazenave & Le Cozannet (2014) pour comprendre les causes de l’élévation du niveau de la mer (dilatation thermique des océans, fonte des glaciers de montagne et des calottes du Groenland et de l’Ouest Antarctique, bilan des apports d’eau continentale dans les cuvettes océaniques). Ces auteurs soulignent les incertitudes et les difficultés pour boucler le « budget hydrologique » des océans. Il manque une contribution de l’ordre de 20% pour expliquer la hausse du niveau de la mer constatée par les données satellitaires depuis 1993. Des recherches sont en cours pour tenter de résoudre ce problème.
L’hypothèse que les données satellitaires surestiment l’élévation du niveau de la mer n’est pas totalement exclue.
1.3. Le niveau marin « relatif » rapporté aux terres émergées
Eu égard à la problématique de l’érosion des côtes, ce n’est pas le niveau marin absolu rapporté à l’ellipsoïde de référence, qu’il faut considérer, mais l’élévation relative du niveau de la mer par rapport aux terres émergées. Or tous les auteurs soulignent la variabilité régionale de celle-ci, qui se surimpose à la tendance planétaire moyenne.
Il faut en effet tenir compte du comportement régional et local de la croûte continentale (surrection, subsidence ou stabilité) et aussi de la circulation océanique globale étroitement liée à la circulation atmosphérique globale: les phénomènes d’ENSO, par exemple, créent des distorsions importantes entre les façades de l’océan Pacifique. De fait, les études locales et régionales montrent de très grandes différences d’un endroit à l’autre du littoral d’une même façade océanique.
En France, le suivi à long terme des évolutions du niveau moyen à la côte est centralisé par SONEL (Système d’observation du niveau des eaux littorales – www.sonel.org), regroupant le CNRS, l’IGN, l’Université de La Rochelle et le SHOM. SONEL exploite l’ensemble des niveaux moyens observés par les marégraphes du réseau REFMAR (CEREMA, 2017). SONEL participe au réseau mondial du « Global Sea Level Observing System » (GLOSS) créé en 1985 par la Commission Intergouvernementale Océanographique de l’UNESCO en vue d’établir un réseau mondial d’observation du niveau de la mer (tableau 1).
Tableau 1 : variations du niveau de la mer indiquées par les marégraphes (sources: SONEL et GLOSS; Wöppelmann et al., 2014 pour Marseille) (ND= non documenté). Les données dans les colonnes sont exprimées en mm/an.
Les stations marégraphiques des côtes françaises métropolitaines atlantiques et méditerranéennes montrent des taux d’élévation proches des valeurs mondiales mais sensiblement inférieures aux valeurs satellitaires sur la période 1993-2013 (Planton et al., 2015). Sur les côtes européennes, les valeurs relevées ces 30 dernières années indiquent en général une légère accélération de l’élévation, tout en restant inférieures à 3 mm/an, sauf à Marseille (voir ci-dessous). Il est à noter que les terres encore soumises au rebond isostatique post-glaciaire (Tromso en Norvège) continuent à se soulever par rapport à la mer.
L’historique des relevés du marégraphe de Marseille a fait l’objet d’une étude approfondie très intéressante (Wöppelmann et al., 2014) (Fig. 1). Les données de l’évolution du niveau de la mer à Marseille depuis 1849 [1] ont été comparées à celles de Brest (Wöppelmann et al., 2008). Les relevés GPS de Marseille montrent la très grande stabilité tectonique du site abritant le marégraphe, justifiant son choix comme station de référence pour le niveau marin de la Méditerranée. On voit dans les deux cas une tendance à l’élévation du niveau de la mer depuis la fin du 19ème siècle mais avec des variations parfois brutales dans un sens ou dans l’autre. Elles sont mises en rapport avec des phénomènes atmosphériques globaux de type Oscillation Nord Atlantique.
Il n’est pas sans intérêt de voir que la tendance pluri-décennale de variation du niveau de la mer à Marseille diffère selon l’intervalle de temps choisi, 1960-2012 sur ce graphique ou 1987-2016 dans le tableau 1.
Figure 1. En a, relevés mensuels du niveau moyen de la mer à Marseille, de 1849 à 2014. En b, évolution du niveau moyen annuel de la mer à Brest (en bleu) et à Marseille (en noir) (source Wöppelmann et al. 2014).
Sur les côtes américaines de l’Atlantique nord, l’élévation du niveau de la mer a été localement plus rapide qu’en Europe (cas de Charleston, Fig. 2), mais il y a de grandes disparités d’un secteur à l’autre (Tableau 2) (Schedel J.R. & Schedel A.L., 2018).
Figure 2. Évolution du niveau de la mer à Charleston (South Carolina, USA), des années 1920 à 2016 d’après le marégraphe du port (source: GLOSS).
Tableau 2. Élévation moyenne du niveau de la mer constatée dans 13 stations de la côte Est des États-Unis (source: NOAA, 2016).
Signalons qu’une analyse synthétique récente des données marégraphiques et satellitaires disponibles (ou extrapolées pour les années lacunaires) (Wenzel & Schröter, 2014) conclut à l’absence d’accélération planétaire de l’élévation du niveau de la mer entre 1901 et 2008. L’élévation moyenne est estimée à 1.77 ± 0,38 mm/an depuis 1900. Mais elle est beaucoup plus rapide dans l’ouest du Pacifique tropical et dans l’Océan Indien à l’Est de Madagascar (+6 mm/an). Les accélérations constatées localement se situent entre -0,1 mm/an et +0,1 mm/an.
1.4. Les prévisions régionales de la hausse du niveau de la mer comparées aux surcotes de tempête
D’une façon générale, la modélisation de l’élévation prévisible du niveau de la mer à l’échelle régionale est très difficile, car elle dépend de nombreux paramètres qui se surimposent à la tendance planétaire. Les résultats sont donc très incertains (GIEC, 2013 ; Wenzel & Schröter, 2014; Planton et al., 2015; ONERC, 2015). Pour Brest par exemple, l’élévation à l’horizon 2100 varierait entre 30 et 70 cm selon les scénarios.
Dans l’état actuel des recherches sur le littoral, il est impossible d’isoler les effets de l’élévation du niveau de la mer des autres facteurs de forçage (Planton et al., 2015; Cooper, 2017; Le Cozannet et al., 2016). Une des raisons principales est que les surcotes marines liées aux tempêtes ont des impacts considérablement plus importants que cette élévation : ces surcotes [2] sont d’un ordre de grandeur 1000 à 2000 fois plus élevé que la hausse du niveau de la mer (valeurs métriques dans le premier cas, millimétriques dans le second). A Dunkerque, par exemple, une surcote de 2,40 m a été observée lors de la tempête catastrophique du 31 janvier 1953 et encore de 2,40 m lors de la tempête du 9 novembre 2007. Sur la côte aquitaine (OCA, 2018) les niveaux d’eau maximaux de surcote pour un évènement de période de retour de 100 ans sont atteints au centre du département de la Gironde et à l’embouchure de l’estuaire de la Gironde (+3,60 m NGF). Ils décroissent du nord au sud, avec des niveaux d’environ +3 m dans les Landes, puis augmentent de nouveau (+3,10 m) au Pays Basque.
Comparés à ces épisodes de quelques heures, les effets millimétriques de la hausse globale du niveau de la mer sont indétectables. À Brest où l’on dispose d’une des plus longues séries de données marégraphiques au monde, le niveau de la mer ne s’est exhaussé que d’une vingtaine de centimètres depuis 1800 (Wöppelmann et al., 2008) (Fig. 2). A Marseille l’élévation n’a été que de 16 cm depuis 1884 (Wöppelmann et al., 2014). C’est négligeable par rapport aux surcotes et au surcroît d’énergie des vagues de tempêtes (cf. ci-dessous).
Il faut bien garder à l’esprit cette énorme différence d’échelle dans les forçages météo-marins et la vitesse d’élévation du niveau marin si l’on veut comprendre l’origine des problèmes de vulnérabilité et de risques d’érosion spécifiques aux zones littorales.
Ces points seront abordés dans les deux prochains articles (2/3 et 3/3).
Notes
[1] Une « surcote » désigne la différence entre le niveau marin observé et celui qui existerait en présence de la seule marée astronomique. Les plus fortes surcotes sont dues à la conjonction d’une chute rapide de la pression atmosphérique, créant une «onde de tempête», de vents forts soufflant vers la côte et d’une marée de vive-eau.
[2] Des données d’un ancien marégraphe, acquises en 1849-1851, ont été retrouvées en 2009. Elles sont conservées aux archives du SHOM. Elles ont pu être corrigées, validées et comparées à celles du nouveau marégraphe installé à Marseille en 1884 dans l’Anse Calvo.
Références chapitre 1
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Bonjour,
Pour la tempête du 9 nov 2007, il s’agit sans doute d’une surcote instantanée et pas une surcote de pleine mer, c’est bien cela ?